Le 9 mai 2024, jour où la Russie célébrait traditionnellement la victoire sur le fascisme allemand, ce rapport intitulé « Poutine : le nouveau visage du fascisme » était publié en français par le Grand Continent.

Alexeï NavalnyVladimir Kara-MurzaSerguei GourievEkaterina Duntsova… Alors que Poutine vient d’être investi pour un cinquième mandat à la tête de la Fédération de Russie et qu’il a aujourd’hui participé au « défilé de la Victoire » du 9-Mai, la revue donne régulièrement la parole à des voix russes pour penser l’après, sans tabous, sans naïveté — d’une manière structurante, pas structurée. Si vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent.

Les origines du fascisme de Poutine en Russie

L’un des principaux facteurs ayant contribué à l’émergence du fascisme allemand dans les années 1930 a été le profond ressentiment généré par la défaite de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale. En Russie, des émotions similaires ont été suscitées par l’effondrement de l’Union soviétique et la défaite dans la guerre froide contre les démocraties de l’Ouest, accompagnées de bouleversements économiques et sociaux et d’une restructuration complète de la vie des gens. 

Le ressentiment a été cultivé par les services de sécurité russes, qui ont conservé la continuité des services soviétiques. Ce sont les héritiers du KGB soviétique qui se sont le plus fortement sentis perdants et ont nourri un désir de revanche. Pendant la période des transformations démocratiques, le nouveau gouvernement n’a pas procédé à une lustration complète de ces structures ; de nombreux acteurs majeurs des services de sécurité ont pu conserver leurs positions et leur influence après l’effondrement de l’Union soviétique. Depuis 1917, malgré le récent changement de nom du KGB en FSB, l’essence fondamentale de cette structure, principalement axée sur l’élimination des opposants idéologiques et la guerre froide avec le monde démocratique, est restée inchangée.

Le FSB et Vladimir Poutine ont personnellement mis l’accent sur la préservation des « traditions historiques » et la protection de l’État contre les « fauteurs de troubles ». Dans la pratique, cela a signifié une continuité totale avec le KGB. Les masques ont finalement sont finalement tombés en 2017 lorsque les services de sécurité russes ont officiellement célébré le 100e anniversaire des services de sécurité russes. L’expérience de la Grande Terreur de Staline a été réinterprétée en termes d’« ambiguïté » et de « temps difficiles », et la principale erreur a été proclamée comme étant l’extension de la répression de 1937 aux services de sécurité eux-mêmes.

Les chercheurs qui étudient les régimes totalitaires soviétique et allemand attirent l’attention sur une différence importante : le totalitarisme soviétique visait essentiellement à combattre les « ennemis intérieurs » et à assimiler les peuples indigènes qui habitaient le territoire de l’empire socialiste. L’extermination de masse de populations sur le territoire de l’Union soviétique était justifiée par la nécessité de créer un nouveau type de société, la formation de ce que l’on appelle « l’homme soviétique ». Le fascisme allemand, quant à lui, s’est concentré sur l’extermination de ceux qu’il considérait comme des représentants de races « inférieures », principalement les Juifs et les Roms, ainsi que les Slaves sur les territoires occupés. 

L’autoritarisme russe contemporain a réussi à emprunter bon nombre des pratiques et des récits de ces deux régimes monstrueux et destructeurs du passé. Officiellement, le régime de Poutine utilise la rhétorique du chauvinisme, le concept d’un « monde russe » et d’un peuple russe divisé, et incite à la haine selon des lignes nationales. Au cours de la guerre à grande échelle contre l’Ukraine, cette propagande s’est traduite par de véritables persécutions et brimades, allant jusqu’à l’extermination de personnes pour des motifs nationaux ou idéologiques.

La probabilité d’un régime néo-fasciste en Russie n’aurait peut-être pas été élevée si le pouvoir de Boris Eltsine n’était pas passé à Vladimir Poutine, officier du FSB et du KGB. Ce moment historique est un exemple clair de l’influence de la personnalité sur le choix de la trajectoire historique.

Premiers pas vers l’instauration d’un régime autoritaire en Russie

La montée au pouvoir de Poutine a été préfigurée par la décision de Boris Eltsine de le nommer comme son successeur. Poutine a été élu président le 7 mai 2000 après qu’Eltsine l’eut préapprouvé en tant que président du gouvernement russe — le 17 août 1999 — afin de renforcer sa position.

Les préparatifs du FSB en vue de l’accession de Poutine à la présidence comprenaient l’organisation de la deuxième guerre de Tchétchénie, qui a débuté le 7 août 1999. Certains experts accusent le FSB d’avoir joué un rôle clef dans l’organisation des attentats à la bombe contre des immeubles résidentiels à Buynaksk, Moscou et Volgodonsk entre le 4 et le 13 septembre, qui ont fait 307 morts et 1 700 blessés. Ces événements ont créé un prétexte convaincant pour la guerre et une situation d’urgence à la veille des élections, maximisant ainsi l’avantage électoral de Poutine.

Le climat d’état d’urgence informel associé à la deuxième guerre de Tchétchénie a persisté tout au long des deux premiers mandats de la présidence de Poutine. Les opérations de sécurité se sont poursuivies dans le Caucase — les attaques terroristes dans les villes russes également. 

La prise d’otages du centre théâtral de Dubrovka, le 23 octobre 2002, où plus de 900 personnes ont été prises en otage par des militants tchétchènes, a constitué un événement marquant. Ce fut le premier test sérieux pour Poutine. Il a décidé d’assurer la destruction des terroristes, négligeant la tâche de sauver la vie des otages. Les forces spéciales ont utilisé du gaz « soporifique », ce qui a entraîné la mort non seulement de terroristes, mais aussi d’otages. Parmi les otages qui ont perdu la vie, beaucoup sont morts aussi parce que les forces de sécurité n’ont pas fourni aux médecins des informations sur la formule secrète du gaz soporifique.

Le climat d’état d’urgence informel associé à la deuxième guerre de Tchétchénie a persisté tout au long des deux premiers mandats de la présidence de Poutine.LEV PONOMAREV

Le 1er septembre 2004, un autre événement choquant se produit : la prise de l’école de Beslan, où des terroristes ont pris en otage 1 200 personnes. L’assaut a fait 334 victimes, dont 186 enfants morts en partie à cause des actions des forces spéciales pendant l’assaut.

Dans le contexte de ces tragédies, le premier mandat présidentiel de Poutine a marqué une nette tendance à la réduction de la liberté d’expression et au renforcement de la censure des médias, ainsi qu’à l’abolition d’un certain nombre de libertés démocratiques. La chaîne de télévision NTV, qui avait critiqué Poutine, a été perquisitionnée et les élections directes des gouverneurs ont été abolies. La suppression de l’indépendance économique et de l’opposition politique a été symbolisée par l’affaire Ioukos, qui s’est terminée par la condamnation de Mikhaïl Khodorkovski et de Platon Lebedev à dix ans de prison, tous deux reconnus par les militants russes des droits de l’homme comme des prisonniers politiques.

Le procès de Ioukos, accompagné de nombreuses violations, a inauguré une ère de répression politique et l’émergence de prisonniers politiques dans la Russie moderne. Poutine a non seulement puni les hommes d’affaires les plus puissants du pays ayant des ambitions politiques, mais il a également consolidé son contrôle sur les secteurs clefs de l’économie, inaugurant une ère d’autoritarisme et de suppression systématique des institutions démocratiques en Russie. Dans le même temps, la pénétration des forces de sécurité dans tous les secteurs clés de l’économie et de l’administration de l’État s’est accrue.  

Un autre marqueur du poutinisme a été les meurtres démonstratifs d’opposants de premier plan aux siloviki et à Poutine. On ne citera ici que les exemples les plus frappants.

La journaliste de Novaya Gazeta, Anna Politkovskaïa, a été abattue en 2006. Cet assassinat a été commis, comme par défi, le jour de l’anniversaire de Poutine. Si les auteurs ont été retrouvés, les commanditaires ne l’ont jamais été. Poutine avait fait le commentaire cynique que « la mort de Politkovskaya a fait plus de mal qu’elle n’en avait fait de son vivant », essayant ainsi d’expliquer que ce n’était pas lui qui avait ordonné le meurtre.

L’avocat et militant de gauche Stanislav Markelov et la journaliste Anastasia Baburova ont été assassinés dans le centre de Moscou en 2009. Comme Anna Politkovskaïa, Stanislav Markelov défendait les Tchétchènes contre les crimes commis par des soldats en Tchétchénie. Il s’est avéré que les auteurs du crime étaient des nationalistes russes radicaux ayant des contacts directs avec l’administration présidentielle.

La même année, en 2009, Natalia Estemirova, employée de Memorial, a été assassinée. Politkovskaïa, Babourova, Markelov et Estemirova ont également collaboré à Novaya Gazeta. Tous ont couvert les disparitions forcées et les crimes de guerre dans la zone de guerre en Tchétchénie et dans d’autres régions du Caucase.

Un marqueur du poutinisme a été les meurtres démonstratifs d’opposants de premier plan aux siloviki et à Poutine.LEV PONOMAREV

L’opposant Boris Nemtsov a été assassiné dans le centre de Moscou en 2015 devant le Kremlin, dans la zone de responsabilité de la sécurité du Kremlin et de la couverture maximale de la vidéosurveillance. Boris Nemtsov était un candidat potentiel à la présidence russe, même sous Eltsine, et aurait pu concourir à l’élection présidentielle contre Poutine en 2018. L’enquête sur ce meurtre a été ralentie autant que possible par les services de sécurité. Les auteurs les plus modestes ont été punis. Les enquêteurs n’ont pas pu s’approcher des organisateurs, les autorités ne le leur ont pas permis, car les organisateurs faisaient partie du cercle du chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. 

Le dernier massacre politique mondialement connu est l’assassinat du leader de l’opposition démocratique russe Alexeï Navalny dans la colonie de Kharp. Ce meurtre avait été précédé d’une tentative infructueuse d’empoisonnement au Novitchok, un poison militaire, en 2020. 

Répression politique et prisonniers politiques

Le concept de « prisonniers politiques » est devenu courant en Russie après l’arrivée au pouvoir de Poutine. 

La liste des prisonniers politiques est établie par Memorial depuis une vingtaine d’années. Mais aujourd’hui, nous avons non seulement des centaines de prisonniers politiques sur la liste de Memorial, mais aussi des milliers de personnes soumises à la répression politique qui, pour diverses raisons, n’ont pas été incluses dans ces listes. Nous nous concentrerons sur les cas les plus marquants, illustrant les principales étapes du développement de la répression jusqu’au passage à des pratiques ouvertement fascistes après le 24 février 2022.

Sous Boris Eltsine, la répression politique en tant que phénomène systémique était pratiquement absente. Il y avait eu des cas individuels de persécution, mais ils n’ont pas pris fin et des personnes sont restées en liberté. La société civile et les défenseurs des droits de l’Homme ont cherché à atténuer les peines. Mais la première guerre de Tchétchénie a sérieusement ébranlé les jeunes institutions démocratiques qui avaient émergé au début des années 1990, préparant l’accession au pouvoir du lieutenant-colonel du FSB. 

Sous Poutine, la répression a commencé par la persécution de ses critiques et opposants publics les plus en vue, et s’est progressivement étendue à tous ceux qui défendent des positions qui ne vont pas dans le sens du maintien au pouvoir de Poutine.

Les répressions politiques en Russie doivent être comprises comme des poursuites pénales menées par les autorités en violation des lois, de la Constitution et des droits des personnes persécutées. Elles visent à la fois les opposants individuels aux autorités et des communautés entières de personnes unies par des opinions ou des activités civiques communes. Les principaux objectifs des répressions sont de supprimer les activités publiques des personnes déloyales et d’intimider tous les autres en empêchant la diffusion d’informations dans la société qui sont gênantes pour les autorités. En même temps, les victimes des répressions sont souvent des personnes ciblées arbitrairement qui deviennent la proie des siloviki dans leur quête de l’honneur.  

Il est important de comprendre que toute persécution politique dans la Russie moderne est sciemment illégale, même si elle est menée sur la base de lois spécialement adoptées. Leur signification « légale » consiste essentiellement à déclarer que les activités pacifiques et légales dans le cadre de la Constitution sont un délit. Dans le même temps, aucune des personnes persécutées en Russie ne peut compter sur une enquête objective, un procès équitable, le respect de sa dignité et la protection de ses droits.

Parmi les personnes persécutées en Russie aujourd’hui, on compte des milliers de personnes ayant des opinions politiques différentes, des nationalités différentes, des niveaux d’exposition différents, des professions différentes et ayant mené des  actions différentes. La plupart d’entre elles subissent des pressions, des intimidations, des mauvais traitements, voire des tortures, sont contraintes de s’avouer coupables et ne bénéficient pas d’une assistance juridique normale, qui, dans les conditions actuelles, est soit très difficile, soit impossible. 

Les premières grandes répressions politiques ont visé une organisation appelée le Parti national bolchevique (PNB). Ses membres organisaient régulièrement des actions qui, selon la législation de l’époque, pouvaient seulement être sanctionnées administrativement. Cependant, les militants du PNB ont été inculpés sur la base d’articles pénaux dans le but d’exercer une pression et de liquider l’organisation. Un certain nombre d’entre eux ont été condamnés à des peines de prison. Les militants des droits de l’homme les ont défendus en dépit de leurs désaccords avec les membres du PNB qui niaient de nombreuses valeurs liées aux droits de l’homme. Le parti PNB a finalement été reconnu comme une organisation extrémiste et a été interdit.

En décembre 2011, des élections législatives ont eu lieu en Russie. L’opposition non parlementaire a réussi à attirer l’attention du public sur cette campagne électorale. Des milliers de personnes sont devenues des observateurs bénévoles dans les bureaux de vote. Les résultats des élections ont révélé un grand nombre de fraudes en faveur du parti au pouvoir. La société russe a réagi en organisant des manifestations de masse dans des dizaines de grandes villes du pays.

Dans le même temps, l’opinion publique a protesté contre l’intention de Vladimir Poutine de briguer un troisième mandat. En 2008, Poutine s’est retiré de la présidence conformément à la Constitution et a désigné Dmitri Medvedev comme son successeur. Le premier mandat de Medvedev a permis de revitaliser de nombreuses institutions démocratiques qui avaient été opprimées sous Poutine. L’opinion publique s’attendait à ce que  Medvedev brigue un second mandat pour poursuivre la restauration de la démocratie mais en septembre 2011, il a annoncé de manière inattendue qu’il ne se présenterait pas pour un second mandat et a désigné Vladimir Poutine comme son colistier, lui offrant une « casquette » de premier ministre. Cette « casquette » a permis à Poutine de contourner la limitation constitutionnelle du pouvoir présidentiel à deux mandats consécutifs.

Pour protester contre le retour de Poutine en mai 2012, l’opposition a organisé de grandes manifestations dans le centre de Moscou. Au cours de ces manifestations, la police a provoqué un affrontement avec des manifestants pacifiques sur la place Bolotnaya. Les autorités ont déclaré que les affrontements avaient été organisés à l’avance et délibérément par l’opposition. Quelque 400 personnes ont été arrêtées et plus de 30 d’entre elles ont été accusées de violence contre des policiers et d’émeute, et condamnées en vertu d’articles pénaux. La peine maximale d’emprisonnement était de 6,5 ans, et de nombreux accusés de l’affaire Bolotnaya ont passé plusieurs périodes dans des centres de détention provisoire et des prisons. 

Lors des événements en Ukraine connus sous le nom de « Révolution de la dignité », de l’annexion de la Crimée et du déclenchement de la guerre dans l’est de l’Ukraine, la Russie a commencé à mettre en place un système rigide de propagande d’État et de censure. De nombreuses techniques « classiques » des régimes totalitaires du passé et des récits nationaux-patriotiques ont été réintroduites dans la propagande, et la plupart des grandes rédactions ont été poussées à soutenir la nouvelle ligne gouvernementale. Il s’en est suivi une importante vague de répression contre les mouvements nationalistes déloyaux envers le gouvernement qui ne soutenaient pas la « politique de Crimée » de Poutine. Les personnes qui ont tenté d’enquêter sur l’implication de la Russie dans les combats au Donbass et sur la mort de militaires russes dans cette région ont également été persécutées. Des affaires pénales au titre des articles sur l’extrémisme et les « appels au séparatisme » ont été engagées contre des militants ordinaires qui soutenaient activement l’Ukraine. Plusieurs affaires de terrorisme très médiatisées ont été portées contre des Ukrainiens en Crimée annexée, l’un des « terroristes » étant le célèbre réalisateur ukrainien Oleg Sentsov.

Au tournant de l’année 2017-2018, les répressions ont atteint un nouveau degré, touchant non seulement les opposants politiques manifestes au régime, et aussi ceux qui n’étaient pas directement impliqués dans la politique, mais qui n’étaient pas idéologiquement alignés sur les autorités. D’autre part, les autorités étaient extrêmement inquiètes de l’intention de Navalny de se présenter à la présidence en 2018 et de la série d’enquêtes sur la corruption très médiatisées qu’il avait publiées et qui furent suivies de manifestations de masse dans de nombreuses villes russes.

Les autorités russes ont commencé à créer un système dans lequel la diversité idéologique était complètement subordonnée au pouvoir. Ce faisant, elles se sont sérieusement concentrées sur les jeunes qui s’intéressaient à Navalny et auxquels les récits conservateurs des autorités étaient étrangers.

Plusieurs groupes d’anarchistes et d’antifascistes de Saint-Pétersbourg et de Penza, adeptes de la randonnée et du strikeball, ont été accusés de planifier des attaques terroristes à l’occasion de l’élection présidentielle et de la Coupe du monde de football, qui devaient avoir lieu en 2018. Il en est résulté une affaire criminelle très médiatisée concernant une organisation terroriste, connue sous le nom d’affaire Seti (Réseaux). Les accusés dans cette affaire ont été torturés à l’aide de décharges électriques afin de s’incriminer eux-mêmes et leurs amis. Malgré l’exposition publique de la torture et une grande implication de l’opinion publique, les jeunes hommes ont été condamnés à de lourdes peines allant de 6 à 18 ans d’emprisonnement. Les juges ont complètement ignoré les allégations de torture. 

Parallèlement, une autre affaire très médiatisée a vu le jour à Moscou en 2018. Elle concernait l’organisation extrémiste « Novoye velitchie » (Nouvelle grandeur). Elle est devenue un exemple frappant d’agents du FSB infiltrant des groupes de jeunes protestataires et provoquant des conversations et des actions au sein de ces groupes, qui pouvaient alors être officiellement présentés comme extrémistes. L’accusation dans l’affaire Novoye Velichiye s’est fondée sur le témoignage d’un agent du FSB infiltré dans un forum pour jeunes. On sait qu’il les a en fait manipulés en les poussant à l’adoption d’une charte qui correspondait aux signes formels d’une organisation extrémiste.

La répression des minorités religieuses en Russie, qui s’est également produite à peu près à la même époque, s’est fortement intensifiée. Par exemple, le mouvement islamiste Hizb ut-Tahrir en Russie a été reconnu comme une organisation terroriste pendant le premier mandat de Poutine en 2003. Mais aucun fait de terrorisme proprement dit n’a été cité pour justifier cette décision. Au fil du temps, le nombre de personnes poursuivies et les peines d’emprisonnement ont augmenté, mais pas une seule affaire contre Hizb ut-Tahrir impliquant la préparation ou la participation à un acte terroriste n’a vu le jour. Les peines prononcées à l’encontre de personnes totalement pacifiques prêchant l’islam ont commencé à s’échelonner entre 10 et 27 ans. Une forte augmentation des arrestations a commencé après l’annexion de la Crimée en 2014. En effet, Hizb ut-Tahrir est une organisation autorisée en Ukraine et, après l’annexion de la Crimée, ses partisans sont instantanément devenus des « terroristes » en Russie . Le groupe le plus important de personnes persécutées dans ces affaires était celui des Tatars de Crimée. Ils ont été persécutés en grande partie en raison de leur « déloyauté » envers les autorités d’occupation — et le principal moyen d’« enquête » sur ces affaires était la torture brutale. 

La nature véritablement massive de la répression des éléments religieux étrangers s’est également manifestée à l’égard des Témoins de Jéhovah. Pour la première fois, les autorités ont commencé à tenter de fermer des communautés sans engager de poursuites pénales dès le premier mandat de  Poutine, en 2004. Toutefois, jusqu’à la mi-2017, il s’agissait de litiges, dont certains ont même été remportés par les avocats de cette communauté. Depuis 2017, l’organisation mère des Témoins de Jéhovah a été reconnue comme extrémiste, et des dirigeants et membres de la communauté ont été poursuivis. À ce jour, plus de 500 affaires pénales et près d’une centaine de personnes emprisonnées sont connues. Des cas de torture ont également été enregistrés.

Malgré les efforts des défenseurs des droits de l’Homme, la société n’a pas été alarmée par ces répressions massives et si absurdement brutales. Cela s’explique par le fait que ces répressions n’ont pas touché la majeure partie de la population et que celle-ci n’en était généralement pas consciente. 

La base législative de la répression avant l’invasion de l’Ukraine

Après les manifestations de 2012, le gouvernement russe, dans une tentative d’endiguer la nouvelle vague de mécontentement, a radicalement modifié le cadre juridique dans le sens d’un contrôle plus strict des activités publiques et des activités liées aux droits de l’homme.

Ce processus s’est déroulé en plusieurs étapes :

  • Renforcement des lois régissant la liberté de réunion ;
  • Renforcement des lois sur la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme ;
  • Adoption d’une loi sur les « organisations indésirables » ;
  • Adoption et renforcement progressif des lois sur les « agents étrangers ».

Depuis 2017-2018 environ, les concepts de terrorisme et d’extrémisme, déjà interprétés de manière large, devenaient encore plus englobants et plus abstraits, et la liste des articles pénaux pertinents a été élargie. Dans le même temps, les articles « terroristes » ont été transférés à la compétence des tribunaux militaires et exclus des procès avec jury. Les personnes inculpées en vertu d’articles terroristes et extrémistes ont été inscrites sur les listes d’extrémistes et de terroristes avant même le verdict du tribunal, ce qui a entraîné le blocage immédiat de leurs comptes bancaires.

Les appels à la violence, à l’incitation à la haine ou à l’hostilité ne sont plus des attributs obligatoires d’une « activité extrémiste ». En 2021, les appels à des manifestations pacifiques non coordonnées avec les autorités et les critiques insignifiantes à l’encontre des autorités considérées en tant qu’« incitation à la haine ou à l’hostilité » contre leurs représentants étaient déjà considérés comme de l’extrémisme. De même, la notion d’« activité terroriste » a perdu son lien obligatoire avec la mise en œuvre et la préparation d’attentats terroristes, pour se transformer en une participation formelle à une « activité terroriste » abstraite, par exemple sur la base d’un tract ou d’un badge prétendument trouvé en votre possession lors d’une perquisition.

Les lois sur l’extrémisme et le terrorisme ont été activement utilisées pour poursuivre des personnes pour des déclarations faites sur Internet. L’article sur la « justification du terrorisme », qui prévoit jusqu’à six ans d’emprisonnement pour toute personne exprimant une opinion ambiguë sur ce que les autorités russes ont qualifié de terrorisme, est devenu le plus populaire. Selon le projet Avtozak LIVE, plus de 350 personnes en Russie sont poursuivies en vertu de cet article, dont plus de 100 ont déjà été condamnées à une peine d’emprisonnement.

Les notions d’organisation ou de communauté extrémiste ou terroriste, ainsi que la participation à leurs activités, ont également été interprétées de la manière la plus large possible. La notion de « communauté » a permis d’abandonner les signes formels d’existence d’une organisation, tels que charte, organes de direction, répartition des rôles, etc. tels que définis par la pratique judiciaire. 

L’exemple le plus frappant est la persécution des organisations et des partisans d’Alexeï Navalny en 2021.

Les enquêtes de la fondation anticorruption FBK révélant l’ampleur de la corruption dans les plus hautes sphères du pouvoir ont suscité un vaste tollé. Percevant Alexeï Navalny comme un véritable rival, Vladimir Poutine a autorisé l’empoisonnement de Navalny avec le poison militaire secret Novitchok en août 2020. Après être tombé dans le coma, Navalny a été évacué de Russie, ce qui lui a sauvé la vie. Une enquête approfondie, menée avec la participation de Navalny, a révélé tous les détails de l’empoisonnement, y compris les noms des officiers du FSB qui ont organisé le crime. Des faits concernant d’autres tentatives d’empoisonnement d’opposants, dont Dmitry Bykov et, à deux reprises, Vladimir Kara-Murza, ont aussi été rendus publics. Aux yeux des citoyens russes, Poutine et les services de sécurité ont acquis une image de plus en plus cruelle et inhumaine.

En janvier 2021, Alexeï Navalny, partiellement remis de son empoisonnement, a pris la décision de principe de retourner en Russie. À son arrivée à l’aéroport de Moscou, il a été arrêté par les forces de sécurité sur le champ et pour des motifs peu convaincants. Les partisans d’Alexeï Navalny ont réagi en organisant une série de manifestations pacifiques de masse à Moscou et dans d’autres villes russes. Après cela, les autorités, dans un procès fermé au public, ont déclaré que le FBK et l’ensemble des structures politiques de Navalny étaient une « organisation extrémiste » et ont engagé des poursuites pénales massives à l’encontre des associés de l’homme politique.

Mais les autorités ne se sont pas contentées de dissoudre le FBK et les structures régionales de Navalny ; elles ont également adopté une série de lois visant les partisans ordinaires de Navalny dans leurs droits et introduisant une rétroactivité de la loi à leur encontre. Actuellement, tout citoyen russe qui a soutenu Alexeï Navalny et ses organisations, même dans le passé, par exemple en participant à des rassemblements ou en faisant des dons, peut à tout moment se voir infliger jusqu’à six ans de prison en tant que « membre d’une communauté extrémiste ». Il n’y a pas plus de 30 cas de ce type dans le pays, mais leur nature est telle que beaucoup de gens doivent avoir peur.

Une autre grande organisation de protestation qui a été défaite en 2021 est le mouvement « Open Russia », associé à Mikhail Khodorkovsky. Ce mouvement était soumis à la loi sur les « organisations indésirables », qui interdit les activités en Russie et ouvre la possibilité de poursuites pénales pour avoir organisé les activités d’une « organisation indésirable ». Nous n’avons connaissance que de 30 cas de ce type. Fondamentalement, cette loi vise à priver les ONG et les médias de la possibilité de travailler en Russie et à rendre aussi difficile que possible la diffusion de leurs documents.

En particulier, le projet de défense des droits de l’homme « Komanda 29 », qui défendait les personnes poursuivies dans des affaires de trahison d’État et de secrets d’État, a été fermé en tant qu’« organisation indésirable ». Dans ces cas également, les notions ont été resserrées et élargies : la trahison d’État a commencé à couvrir pratiquement toute activité interprétée arbitrairement comme menaçant la capacité de défense du pays, et la divulgation de secrets d’État a cessé de dépendre de l’admission ou de la connaissance d’informations classifiées. Mais les poursuites engagées en vertu de ces articles, bien que caractérisées par la brutalité et la fermeture absolue au public, n’ont pas été généralisées avant le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. 

Les lois sur les « agents étrangers », initialement destinées à stigmatiser et à diaboliser le mouvement des droits de l’homme, se sont progressivement transformées en un puissant outil de répression. La propagande d’État a activement inculqué l’idée que les défenseurs des droits de l’homme étaient hostiles, les présentant comme des « ennemis du peuple ». Sous la pression des nouvelles lois et en raison de l’impossibilité de trouver un financement interne, de nombreuses ONG ont été contraintes de cesser leurs activités. Au fil du temps, non seulement les ONG, mais aussi les médias et même les particuliers ont commencé à être reconnus comme des agents étrangers. Les restrictions imposées aux agents étrangers ont été progressivement renforcées et sont devenues de plus en plus absurdes. 

Des dizaines d’organisations et de publications et des centaines de personnes figurent désormais dans le registre des agents étrangers. Des caractéristiques telles que le financement étranger et l’activité politique ne sont plus requises pour figurer dans ce registre. Presque tous les hommes politiques, les militants des droits de l’Homme, les personnalités culturelles et les artistes déloyaux envers les autorités figurent aujourd’hui sur la liste des agents étrangers. Le non-respect des exigences de la législation sur les agents étrangers, y compris les exigences relatives à l’étiquetage désobligeant de tout message public, jusqu’aux commentaires sur les réseaux sociaux, est passible non seulement de lourdes amendes, mais aussi de poursuites pénales pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement. On sait qu’au moins 13 affaires pénales de ce type ont été ouvertes en Russie. 

La répression ciblée des organisations de la société civile a culminé avec les décisions des tribunaux russes de liquider les principales organisations de défense des droits de l’homme, notamment le Mouvement pour les droits de l’homme (2019), le Memorial international (2021) et le Centre des droits de l’Homme de Mémorial (2022). Leur liquidation était un acte symbolique soulignant le recul décisif de la Russie vers des formes autoritaires de gouvernance. L’un des motifs de liquidation était la référence à des violations formelles et évitables de la loi sur les agents étrangers.

Alors qu’octobre 2022, le prix Nobel de la paix est décerné à Memorial, dissous en Russie, quelques mois plus tard en 2023, le Centre Sakharov et le Groupe Helsinki de Moscou sont également démantelés .

Le 24 février 2022 et l’instauration du fascisme en Russie

Tout ce que nous venons de rappeler a pris des proportions horribles après le début de la guerre à grande échelle contre l’Ukraine. Le cadre juridique de la répression et de la censure s’est élargi, les peines sont devenues plus sévères, l’arbitraire et l’anarchie ont tout contaminé. Les violences policières et les abus sur les détenus se sont multipliés, les pressions et les tortures sont devenues un phénomène systématique, encouragé par la propagande et ne rencontrant aucune opposition au niveau officiel.

Avec le déclenchement de la guerre, la censure militaire a été de facto introduite en Russie. Des dizaines de milliers de personnes ont été placées en détention, soumises à des sanctions administratives, à des menaces et à des pressions en raison de leur position contre la guerre. Des centaines de personnes ont fait l’objet de poursuites pénales pour avoir tenu des propos anti-guerre en vertu des articles sur les « fakes news sur l’armée » (jusqu’à 10 ans de prison) et sur le « discrédit de l’armée » (jusqu’à 3 ans de prison). De nombreuses autres personnes ont fait l’objet de poursuites pénales sévères en vertu d’articles sur la trahison d’État, le terrorisme et le sabotage. Dans ces cas, la torture est utilisée, les procès se déroulent à huis clos et les peines peuvent aller jusqu’à l’emprisonnement à vie. Il n’est pas rare que des mineurs ou des retraités particulièrement âgés soient poursuivis sur la base de tous ces articles, et une tentative d’incendie d’un centre de recrutement militaire est qualifiée de terrorisme. L’ampleur réelle de ces répressions dépasse la capacité des militants des droits de l’Homme et des journalistes à identifier de nouveaux épisodes de répression. Il est difficile d’évaluer l’ampleur de la répression contre les citoyens ukrainiens dans les territoires occupés. Toutes ces répressions sont dues à la guerre.

Il est important de comprendre comment la Russie a abordé cette guerre. Au printemps 2020, Poutine a effectivement annoncé son intention de gouverner à vie et a lancé des amendements constitutionnels pour garantir que ses mandats présidentiels seraient « annulés » et qu’il pourrait se présenter à la présidence en 2024 et 2030, en violation d’une interdiction constitutionnelle explicite. L’introduction des amendements et leur adoption par un vote national ont violé de manière flagrante la Constitution russe et les lois existantes, le vote s’est déroulé en dehors du cadre légal et ses résultats ont été falsifiés. 

Mais la popularité de Poutine a continué à baisser, les problèmes sociaux n’étant pas résolus et l’économie stagnant. La demande de changement est de plus en plus présente, se manifestant par le soutien direct à tous les niveaux des Russes aux opposants des autorités lors des élections.

En conséquence, en 2022, Poutine a décidé de lancer une agression à grande échelle contre l’Ukraine. Il est possible que cette guerre ait été largement prédéterminée par le désir de Poutine de regagner le soutien et le contrôle perdus, en jouant sur la nostalgie de l’ancienne génération pour l’Union soviétique et l’image d’une Russie forte et grande.

Poutine peut être qualifié de « président de la guerre ». Il a commencé sa carrière présidentielle avec la guerre en Tchétchénie. En 2008, il a lancé la guerre de la Russie contre la Géorgie. En 2014, il s’est emparé de la Crimée et a déclenché la guerre dans le Donbass. Le 24 février 2022, il a envahi l’Ukraine. Il est difficile d’évaluer aujourd’hui à quel point il a failli réussir, mais à un moment donné, ses troupes ont menacé Kyiv. Elles ont été repoussées, rencontrant une résistance féroce sur toute la ligne de front.

Après deux ans de guerre, Poutine a proclamé sa victoire aux élections présidentielles avec un résultat incroyable de 87 %, essayant de convaincre tout le monde de l’augmentation sans précédent de son soutien. Mais en réalité, les analystes estiment qu’entre 22 et 30 millions de voix ont été attribuées à Poutine à la suite de fraudes, malgré le contrôle total des autorités sur les élections, un niveau de censure et de répression sans précédent, et l’exclusion des véritables opposants de Poutine. Même dans ces conditions, le résultat réel de Poutine pourrait se situer autour de 50 à 60 % des électeurs ayant participé au scrutin, ce qui rendrait probable un second tour.

Cette situation montre clairement que Poutine n’est pas si populaire puisqu’il cherche à s’assurer un pouvoir à vie par tous les moyens. Pour se maintenir au pouvoir, il a besoin d’une augmentation constante de la répression et d’un contrôle total de la société. Et comme les espoirs d’une victoire rapide en Ukraine se sont évanouis, la guerre est devenue le principal outil pour se maintenir au pouvoir

Au printemps 2024, la guerre est dans une impasse.

L’Ukraine, confrontée à une énorme pénurie d’armes, est passée à une défense prolongée. La Russie, qui dispose d’une supériorité significative en termes de ressources et conserve la capacité de détruire les infrastructures ukrainiennes, se prépare à une offensive de grande envergure. Le succès de cette offensive coûtera sans aucun doute cher non seulement à l’Ukraine, mais aussi aux pays d’Europe. Et, bien sûr, aux citoyens de la Russie elle-même.

La seule façon de se rapprocher de la fin de la guerre aujourd’hui est de soutenir fermement l’Ukraine en lui fournissant toutes les armes lourdes, les avions, suffisamment d’obus et des missiles à longue portée dont elle a besoin pour gagner. Les succès militaires renforcent le régime de Poutine et le rendent encore plus brutal et dangereux. Les succès militaires de l’Ukraine donnent de l’espoir à la société civile russe, qui a été confrontée à des niveaux de répression sans précédent depuis le début de cette guerre, mais qui continue de résister.

La démonstration la plus claire en a été faite dans les mois qui ont précédé la réélection de Poutine. Un soutien massif a été apporté à Ekaterina Dountsova puis à Boris Nadejdine, qui se sont déclarés opposants à la politique de Poutine et représentaient les Russes anti-guerre. L’inéligibilité de ces candidats a conduit à l’unification de la société civile autour du vote de protestation, qui s’est transformé en une action de protestation anti-guerre à grande échelle en raison de la participation simultanée des opposants à Poutine aux bureaux de vote tant en Russie que dans les consulats russes dans des dizaines de pays à travers le monde. Un autre exemple frappant de manifestation de masse a été l’adieu à Alexeï Navalny après son assassinat. 

Pour la première fois depuis le début de la guerre, les Russes ont pris conscience du caractère massif de la protestation anti-guerre et de l’espoir d’une transition pacifique du pouvoir. Un nouvel accroissement de l’activité de la société civile peut devenir un facteur réel de la fin de la guerre et de l’amorce de transformations démocratiques en Russie. 

Conscient de cette situation, Poutine ne cesse de renforcer la répression. La liste de Memorial comprend 691 noms de prisonniers politiques, mais Memorial elle-même souligne que cette liste ne peut être complète. On parle de dizaines de nouvelles affaires pénales chaque mois. Dans le même temps, selon diverses estimations, jusqu’à un million de personnes ont fui la Russie pour échapper à la répression et à la mobilisation. Les répressions deviennent de plus en plus totalitaires et massives.

Les derniers exemples en date en Russie sont la persécution d’avocats impliqués dans des procès politiques et de journalistes couvrant ces procès. Des poursuites pénales ont été engagées contre les avocats qui ont défendu Alexeï Navalny. Ils ont été placés en détention. La journaliste Antonina Favorskaya, qui a couvert presque tous les procès d’Alexeï Navalny, y compris son dernier, a également été placée en détention. Les images montrent qu’il se sentait bien et qu’il plaisantait. Le lendemain, il a été tué. En même temps que Favorskaya, la journaliste Olga Komleva a été placée en garde à vue à Ufa, alors qu’elle couvrait la situation des manifestations de masse en Bachkirie et les procès de l’associée de Navalny, Lilia Chanycheva.

Ces nouvelles affaires pénales établissent un précédent selon lequel tout avocat défendant un extrémiste ou un terroriste accusé, ainsi que tout journaliste couvrant ces procès, peut également être reconnu comme extrémiste ou terroriste et poursuivi.

Cela ouvre la voie à des procès d’extrémistes et de terroristes sans avocats, à huis clos, revenant ainsi aux méthodes de la répression stalinienne, lorsque les condamnations étaient prononcées par des « troïkas » extrajudiciaires composées de représentants du NKVD (KGB), du secrétaire du comité régional du parti et du procureur, qui envoyaient les personnes à la mort ou dans des camps et des prisons pour une durée de 8 à 10 ans.

Le visage du fascisme de Poutine

L’horrible attentat terroriste perpétré dans la salle de concert de Crocus City Hall le 22 mars 2024, qui a coûté la vie à 144 personnes, a poussé les autorités à franchir l’étape suivante vers le fascisme ouvert.

Poutine a déclaré publiquement et sans la moindre justification l’implication de l’Ukraine dans l’attaque terroriste, un récit activement soutenu par la propagande. Au niveau de l’État, des discussions ont été entamées sur le retour de la peine de mort, malgré l’interdiction constitutionnelle confirmée par la position de la Cour constitutionnelle. L’un des symptômes flagrants de la déliquescence du système d’application de la loi en Russie a été la torture publique et démonstrative des personnes détenues le 23 mars, soupçonnées d’avoir commis l’attentat terroriste du Crocus City Hall — qui n’a fait l’objet d’aucune évaluation judiciaire et qui n’a pas suscité le moindre soupçon de condamnation officielle. Plus précisément, il s’agit de la publication d’une vidéo où l’on voit les suspects se faire couper les oreilles et torturer avec du courant électrique. Le 2 avril, on a appris qu’un Tchétchène arrêté dans la soirée du jour de l’attentat était mort en garde à vue. Son corps, à la morgue, portait de nombreuses marques de torture. Une politique officielle de normalisation de la violence et de la torture contre les « ennemis de la société » est désormais actée. 

Les auteurs de l’attaque terroriste ont été identifiés comme étant des citoyens du Tadjikistan. Cela a entraîné une évolution de la propagande pro-gouvernementale vers l’incitation à la haine pour des motifs ethniques et a également provoqué une augmentation de l’arbitraire policier à l’égard des migrants d’Asie centrale et du Caucase qui se trouvaient en Russie. Plus de 400 personnes ont été expulsées de Russie en peu de temps.

Ces manifestations d’un fascisme déclaré ont complété les pratiques déjà formées pendant la guerre. Voici quelques-uns des exemples les plus frappants.

Un jeune homme a publié un commentaire sur les médias sociaux disant « pourquoi Crocus et pas le Kremlin ? », ce qui lui a valu d’être accusé de « justifier le terrorisme » et de risquer jusqu’à six ans de prison.

Une personne qui a relayé sur les réseaux sociaux des informations sur le bombardement d’un théâtre à Marioupol, en se référant à des publications dans les médias, a été condamnée à 8 ans de prison en vertu de l’article sur les « fakes news sur l’armée ». Des dizaines de personnes, dont des politiciens et des militants des droits de l’Homme, ainsi que des personnes ordinaires, des journalistes et des activistes, ont été condamnées à des peines allant de 7 à 10 ans en vertu de cet article. Toute déclaration anti-guerre, même la plus neutre comme « Non à la guerre », est poursuivie au titre de l’article « discrédit de l’armée », avec des peines pouvant aller jusqu’à 3 ans de prison.

Dans le cadre de cette pratique, l’un des plus éminents militants russes des droits de l’homme, Oleg Orlov, 70 ans, a été condamné à une peine de deux ans et demi au titre de l’article interdisant de « discréditer l’armée de manière répétée », littéralement pour un article anti-guerre qui titrait : « Ils voulaient le fascisme, ils l’ont eu ». Orlov se trouve aujourd’hui dans un centre de détention provisoire, dans l’attente de son appel, dans des conditions extrêmement malsaines et épuisantes pour son âge. 

Une autre manifestation caractéristique du fascisme a été la déclaration de la communauté LGBT comme extrémiste à la fin de 2023. Étant donné qu’il n’existe aucune organisation de ce type, la liberté et la sécurité des personnes qui ont une orientation sexuelle non traditionnelle sont réellement menacées si elles s’identifient publiquement d’une manière ou d’une autre. En fait, des personnes sont déclarées criminelles du fait de leur naissance. Mais cela ne concerne pas seulement les personnes LGBT, mais aussi celles qui, d’une manière ou d’une autre, diffusent des œuvres artistiques, des données scientifiques ou même des symboles qui ressemblent aux symboles LGBT. La première affaire pénale visant à interdire le site LGBT a été engagée en mars 2024 dans la ville d’Orenbourg, au titre de l’article sur l’organisation d’activités d’une communauté extrémiste, en vertu duquel les accusés risquent jusqu’à dix ans d’emprisonnement.

La culture et les arts ont également fait l’objet d’une répression et d’un contrôle strict de la part de l’État. De nombreux écrivains, musiciens, acteurs et autres représentants des professions créatives qui ne soutenaient pas la guerre ont été déclarés agents étrangers, extrémistes et terroristes. Leurs œuvres ont été interdites de publication et de distribution. Des pressions sont exercées sur les éditeurs et les salles de concert pour qu’ils refusent de coopérer avec les auteurs disgraciés. Nombre d’entre eux ont été contraints d’émigrer pour éviter les persécutions. 

Une autre caractéristique du régime, ouvertement propagée et encouragée, est la pratique de la dénonciation, à laquelle même les étudiants sont incités.

Tout cela, incarné en réalité par Poutine, témoigne de la formation d’une idéologie fasciste du pouvoir en Russie, prétendument fondée sur des valeurs traditionnelles et nationales. En réalité, derrière tout cela se cachent l’arbitraire, le pouvoir des forces de sécurité, la violation de la dignité humaine, la déshumanisation, la séparation des personnes et l’incitation à la haine envers les nations, la justification de la guerre d’agression et des crimes de guerre.

Conclusion

Ce texte a tenté de mettre en lumière l’évolution du fascisme russe et d’en examiner les éléments clefs. Mais avant de conclure, il m’a semblé nécessaire de partager mes propres réflexions sur la durée de vie du fascisme en Russie et sur l’existence de forces nationales capables de contrer la menace avec le soutien de la communauté internationale.

Mes espoirs sont renforcés par le fait que la Russie compte une nouvelle génération qui a grandi après l’effondrement de l’Union soviétique. Cette génération n’est pas marquée par la mentalité impériale que Poutine tente d’exploiter. Elle a grandi dans la relative liberté des années 1990 et du début des années 2000, elle est active sur les réseaux sociaux, a eu l’occasion de voyager avant le rétablissement effectif du rideau de fer et elle est bien consciente des avantages de la démocratie et des droits de l’homme. Ces personnes apprécient la liberté et ne sont pas prêtes à y renoncer.

Notre compréhension du fascisme est aujourd’hui beaucoup plus profonde qu’elle ne l’était dans les années 1930. Nous sommes conscients de ses conséquences et savons qu’il est essentiel de reconnaître sa formation. Mais la reconnaissance n’équivaut pas à la neutralisation. Le fascisme représente non seulement la répression contre la dissidence, mais aussi un culte de la personnalité qui produit le mythe d’un leader qui sauve le monde par la force. Ce mythe détruit très efficacement la faiblesse du leader, le transformant en une figure comique et pathétique. L’idéologie fasciste personnaliste est écrasée le plus efficacement en désacralisant son personnage clef et en démontrant le rejet massif de la population. 

Après deux années de guerre, marquées par des nouvelles horribles de bombardements et de perte de centaines de milliers de vies, par l’abandon d’espoirs pacifiques, les événements du début de l’année 2024 ont mis en lumière la mobilisation de la société civile russe pour résister. Un rôle décisif dans cette résistance revient à la jeune génération, qui a soutenu les candidats anti-guerre, qui a déposé des fleurs sur la tombe d’Alexeï Navalny et encouragé les personnes ayant des opinions anti-guerre à se rassembler devant les bureaux de vote pour montrer qu’elles ne soutiennent pas Poutine. Les jeunes sont prêts pour le changement et aspirent à la paix et à la liberté pour la Russie. Une partie importante de la population russe, à qui l’on attribue traditionnellement l’accord avec les autorités, est passive. La communauté anti-guerre est plus énergique et organisée, et dans un moment de faiblesse du régime, elle sera en mesure d’exercer une influence décisive sur la situation du pays.

Mais les conditions dans lesquelles la société civile russe se trouve aujourd’hui exigent un soutien fort de la part des démocraties libres. Les Russes disposeront de véritables outils d’influence politique lorsque le régime de Poutine sera affaibli par la pression des sanctions personnelles et l’échec de ses plans de guerre contre l’Ukraine, et qu’il ne sera plus en mesure de censurer et de réprimer l’activité citoyenne. D’où la nécessité de soutenir l’Ukraine et d’aider la résistance anti-guerre menée par certains Russes.

Je veux appeler les démocraties libres à voir cette résistance en Russie et à trouver un moyen d’aider tous les Russes qui sont contraints de fuir les persécutions en Russie. Trouvant refuge dans les pays européens, ils continuent de se battre pour réduire à néant le soutien à Poutine, de résister à la propagande et de diffuser des informations indépendantes. Il faut les aider à le faire et soutenir les milliers de Russes les plus courageux et les plus actifs qui continuent à relever ces défis à l’intérieur de la Russie.  

Ces efforts offrent une chance de transformer pacifiquement le pouvoir en Russie et d’éviter les scénarios catastrophiques de l’effondrement du pays, des guerres civiles et de la perte de contrôle des armes de destruction massive. 

Ce processus promet d’être difficile et long. La condition essentielle pour qu’il commence est un changement de l’élite politique russe. La manière dont cela se produira est encore incertaine, mais le changement est inévitable. Toutefois, à moins qu’ils ne soient activement promus, le prix à payer pourrait être trop élevé. 

Il est important de comprendre aujourd’hui que le fascisme de Poutine n’a pas de plans pacifiques. L’issue de la guerre avec l’Ukraine sera un facteur décisif qui déterminera le vecteur des processus politiques en Russie pendant longtemps. La défaite de l’Ukraine ou la сonservation des résultats de l’agression renforcerait sérieusement la position de Poutine et le pousserait à intensifier l’opposition au monde libre et la répression à l’intérieur du pays. 

Une opposition résolue au fascisme de Poutine affaiblira la position des dictatures et des autocraties dans le monde entier et nous donnera la possibilité de construire un monde plus sûr et plus prévisible pour les générations futures, libérant ainsi une énergie considérable pour relever les défis mondiaux auxquels l’humanité est confrontée.

Categories:

Tags: