GENÈVE – Alors que la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine entre dans sa quatrième année et que les discussions sur un règlement du conflit sans la participation de l’Ukraine s’intensifient, les experts de l’ONU* réclament que les autorités russes soient tenues pour responsables et avertissent qu’un monde sans garanties de respect des droits humains et de justice est impossible. Ils ont publié la déclaration conjointe suivante :
« Aujourd’hui, nous appelons la communauté internationale à faire preuve de solidarité avec toutes les victimes de la guerre contre l’Ukraine. L’obligation de rendre des comptes et la justice doivent primer sur toute négociation politique menée sans la participation de l’Ukraine. Cela signifie, avant tout, la libération immédiate et inconditionnelle de tous les prisonniers ukrainiens déportés et détenus dans les prisons russes, ainsi que de tous les prisonniers politiques russes.
Le gouvernement russe dissimule des informations sur le sort et le lieu de détention de milliers d’Ukrainiens victimes de disparitions forcées depuis le début de la guerre. L’impunité est inacceptable, car elle encourage les agresseurs et prépare le terrain pour de futurs conflits.
L’agression de la Russie contre l’Ukraine est la conséquence d’un système instauré depuis deux décennies et renforcé au cours des trois années de guerre. Ce système vise à détruire systématiquement l’indépendance des institutions étatiques et du pouvoir judiciaire pour en faire des instruments politiques de répression.
Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, le gouvernement russe mène une stratégie ciblée de persécution de l’opposition, d’instauration de la peur et d’élimination de toute résistance à son agenda militaire. Cette stratégie s’accompagne d’une interdiction totale de la diffusion d’informations relatives à l’invasion. L’État a ainsi anéanti la société civile pour supprimer tout contre-pouvoir. Des journalistes indépendants, des défenseurs des droits humains, des militants, des opposants politiques et des citoyens critiques de la guerre sont emprisonnés pour leurs prises de position contre le conflit. Les femmes journalistes et militantes emprisonnées sont particulièrement exposées à des persécutions genrées et à un risque accru de violences.
Les longues peines d’emprisonnement, la torture systématique et généralisée font partie intégrante de la répression exercée par les autorités russes contre la dissidence. Plus de 2 000 prisonniers politiques en Russie sont détenus dans des conditions mettant leur vie en danger. Plusieurs d’entre eux sont déjà morts en détention.
En menant une guerre contre l’Ukraine, la Russie cible les infrastructures énergétiques du pays, augmentant ainsi le risque d’une catastrophe nucléaire. Selon des témoignages documentés fiables, les autorités russes soumettent les prisonniers de guerre ukrainiens et des milliers de civils déportés en Russie à des tortures d’une brutalité extrême. Les femmes détenues sont particulièrement exposées à des risques graves de violences sexuelles.
Les récits des victimes de torture dressent un tableau effroyable de sévices, incluant des viols collectifs, des électrochocs appliqués aux organes génitaux et autres parties sensibles du corps, l’arrachage d’ongles, le limage des dents, des passages à tabac prolongés causant des souffrances atroces et des dommages irréparables à la santé, des simulacres d’exécutions et des tortures par l’eau. Les prisonniers ukrainiens, souvent détenus dans un isolement total, sont privés de médicaments essentiels, de nourriture et d’eau jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Ces crimes sont commis en toute impunité par les forces armées russes, les services de sécurité et le personnel pénitentiaire à travers la Russie et dans les territoires occupés d’Ukraine. Le gouvernement russe est également coupable de crimes contre des enfants ukrainiens déplacés de force et déportés, dont il cache le sort et le lieu de résidence.
Le viol et la violence sexuelle sont systématiquement utilisés comme armes de guerre, affectant de manière disproportionnée les femmes et les filles ukrainiennes. La reconnaissance et l’éradication des conséquences genrées de cette guerre doivent être au centre de toute initiative de paix et d’obligation de rendre des comptes.
À l’approche du troisième anniversaire de l’agression contre l’Ukraine, les sociétés civiles ukrainienne et russe ont lancé une campagne commune sous le slogan « L’humain avant tout ! » afin de rappeler que la priorité absolue de toute paix juste en Ukraine doit être la libération de tous les civils ukrainiens détenus dans les prisons russes, de tous les prisonniers de guerre ukrainiens et russes, de tous les enfants ukrainiens déportés en Russie ainsi que de tous les prisonniers politiques russes incarcérés pour leur opposition à la guerre. Cette campagne vise à préserver des vies humaines.
En trois ans de guerre, le gouvernement russe a rendu les corps de 160 Ukrainiens morts en détention dans les prisons russes, mais le nombre réel des décès est probablement bien plus élevé. Les autorités russes sont responsables de toutes ces morts en détention, y compris celle de la journaliste et défenseure des droits humains ukrainienne Victoria Roshchyna. Depuis près de six mois, elles refusent de restituer son corps à sa famille en Ukraine pour une enquête indépendante sur les causes et les circonstances de son décès. Tous les cas de décès en détention doivent faire l’objet d’une enquête indépendante conforme aux normes internationales pour établir la vérité et traduire les coupables en justice.
Être solidaire des victimes de la guerre contre l’Ukraine signifie exiger la justice. Toute tentative visant à saper le travail de la Cour pénale internationale (CPI) et à détruire l’architecture judiciaire internationale crée un précédent dangereux, qui compromet l’ordre fondé sur le droit international en le remplaçant par un « ordre fondé sur des règles », ouvrant la voie à l’arbitraire et à la politisation.
Le monde doit respecter les principes du droit international, nés des ruines de la Seconde Guerre mondiale, qui reposent sur la promesse du « plus jamais ça », le respect de la dignité humaine, la protection des droits fondamentaux et la justice pour préserver les générations futures des ravages de la guerre. Cet engagement doit être tenu envers le peuple ukrainien. Fermer les yeux sur les crimes de la Russie reviendrait à trahir ses victimes. »
Experts signataires :
- Marianna Katzarova, Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Fédération de Russie
- Margaret Satterthwaite, Rapporteuse spéciale sur l’indépendance des juges et des avocats
- Cecilia M. Bailliet, Experte indépendante sur les droits de l’homme et la solidarité internationale
- Mary Lawlor, Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme
- Gina Romero, Rapporteuse spéciale sur le droit à la liberté de réunion pacifique et d’association
- Irene Khan, Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression
- Marcos A. Orellana, Rapporteur spécial sur les implications pour les droits de l’homme de la gestion et de l’élimination des substances et déchets dangereux
- Michael Fakhri, Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation
- Nicolas Levrat, Rapporteur spécial sur les questions relatives aux minorités
- Bernard Duhaime, Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, des réparations et des garanties de non-répétition
- Tomoya Obokata, Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage
- Surya Deva, Rapporteur spécial sur le droit au développement
- Gabriella Citroni (Présidente-Rapporteuse), Grazyna Baranowska (Vice-présidente), Aua Baldé, Ana Lorena Delgadillo Pérez, Mohammed Al-Obeidi – Membres du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires
- Laura Nyirinkindi (Présidente), Claudia Flores (Vice-présidente), Dorothy Estrada-Tanck, Ivana Krstić et Haina Lu – Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles
- Dr. Alice Jill Edwards, Rapporteuse spéciale sur la torture
- Bina D’Costa (Présidente) – Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine
- Siobhán Mullally, Rapporteuse spéciale sur la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants
- Ben Saul, Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme
- Morris Tidball-Binz, Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires
Les rapporteurs spéciaux et groupes de travail font partie des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme. Ces procédures, qui constituent le plus grand groupe d’experts indépendants au sein du système des droits de l’homme de l’ONU, englobent des mécanismes d’enquête et de surveillance indépendants du Conseil. Les titulaires de mandat des procédures spéciales sont des experts indépendants en droits de l’homme, nommés par le Conseil des droits de l’homme pour examiner soit des situations spécifiques dans certains pays, soit des questions thématiques à travers le monde. Ils ne sont pas des employés de l’ONU et ne sont soumis à aucune autorité gouvernementale ou organisationnelle. Ils travaillent à titre personnel et ne perçoivent pas de rémunération pour leur activité.